Nous avons vu jusqu’à présent des livres interdits pour différents motifs. Incitation à la rébellion, dissidence politique ou atteinte à la morale et aux mœurs ; tous les livres répertoriés ici ont pour point commun d’avoir été interdits pour ce que renferme leur contenu. Il existe néanmoins une catégorie de livres qui se retrouvent interdits par la nature même de leur contenu : les œuvres cryptographiées. Qu’en est-il d’un livre dont la propre écriture interdit l’accès à ce qu’il renferme ?
Je suis Grieves, artiste passionné d’étrange. Quand on m’a proposé d’écrire un article pour Livres Interdits, j’ai sauté sur l’occasion pour présenter un ouvrage qui m’intrigue beaucoup : le manuscrit de Voynich.
Histoire
Le manuscrit de Voynich est très certainement le livre chiffré le plus connu. Sa légende commence avec ses origines évidemment floues.
Le plus ancien propriétaire connu du livre fut un alchimiste de Prague, Georg Baresch. Ce dernier, agacé par le mystère entourant l’écriture du manuscrit, contacta un graphologue au collège jésuite romain, Anathase Kircher, dans le but de trouver une solution au chiffrement du texte. Baresch envoya des copies de l’intérieur de l’ouvrage, mais ne fit jamais parvenir le livre lui-même à Kircher. On ne sait pas aujourd’hui si Kircher répondit à Baresch.
C’est à la mort de Georg Baresch en 1662 que le manuscrit changea pour la première fois de propriétaire et passa dans les mains de son ami Jan Marek Marci. Ce dernier décida d’envoyer le manuscrit complet à Kircher. Il joint au manuscrit une lettre où il suppose que le livre fut à l’origine acheté par l’empereur Rodolphe II à un inconnu avant d’appartenir à son défunt confrère, et que l’auteur pourrait être le célèbre Roger Bacon, un alchimiste qui aurait vécu 400 ans plus tôt.
À partir de là, le manuscrit ira dormir avec le reste des correspondances de Kircher dans la bibliothèque du collège jésuite romain.
Vers 1912, afin de procéder à d’onéreuses rénovations, le collège jésuite décide de se débarrasser d’une partie de leur collection de livres anciens. C’est lors d’une de ces ventes qu’un bibliophile polonais va faire l’acquisition d’une trentaine d’ouvrages : Wilfrid Voynich. Parmi ceux-ci, il retrouve un ouvrage étrange à la couverture manquante auquel son nom sera donné.
L’objet
Le manuscrit de Voynich est un ouvrage en vélin de 262 pages – en incluant les feuillets perdus – de 15cm de large sur 23cm de haut. Il aurait été rédigé vraisemblablement sur de la peau de veau datant d’entre 1404 et 1438. Cette estimation a pu être faite via la datation au carbone 14 du vélin. L’analyse récente des pigments de l’encre ferait coïncider la date de rédaction avec la date des feuillets, écartant la possibilité d’un texte apocryphe. Toutefois, il est encore difficile de dater avec exactitude l’encre de l’ouvrage aujourd’hui.
Contenu
Il va être difficile de parler du texte en lui-même, étant donné qu’il reste indéchiffré à ce jour malgré les différentes tentatives et propositions de solutions. Cependant, un point suscite l’unanimité : le texte n’est pas une suite aléatoire de caractères. L’analyse fréquentielle de la répartition des différents signes formant le vocabulaire et la grammaire du manuscrit laisse fortement penser qu’il y a une logique derrière son écriture.
Si le fait que le texte énigmatique du livre est donc bien écrit dans une langue, il est plus compliqué de déterminer laquelle. La longueur des mots – pas assez courts pour les plus courts, pas assez longs pour les plus longs – semble éliminer les langues anglaise, grecque et latine des candidats. L’hypothèse d’une langue philosophique a été émise, mais le manuscrit est antérieure au concept même et ne présente pas les caractéristiques d’une langue construite. Enfin, les meilleurs candidats seraient les langues arabes, asiatiques ou encore l’hébreu.
Néanmoins, le manuscrit de Voynich est rempli d’illustrations qui ont permis aux chercheurs d’identifier différents thèmes. On retrouve ainsi :
- Une majorité du manuscrit consacrée à un herbier : une plante ou deux par page, accompagnées d’un court texte.
- Une partie sur l’astronomie : on y retrouve des illustrations légendées des constellations associées aux signes du zodiaque.
- Une partie sur la biologie ou la balnéothérapie : un long texte continu mêlé à des illustrations représentants des femmes nageant à travers des réseaux de tubes au caractère organique.
- Une très courte partie sur la cosmologie : des diagrammes circulaires hermétiques.
- Une partie pharmacologie : des schémas de parties de plantes légendées.
- Une partie « recettes » : seulement du texte, mais agencé sous forme de listes à puces.
Controverses
Bien qu’elles apportent un semblant de compréhension au manuscrit, les illustrations ajoutent aussi leur couche de mystère. En effet, certaines plantes de l’herbier restent encore non identifiées, certains diagrammes de la partie astronomie laissent penser à des galaxies non observables à l’œil nu, ou à des cellules vues à travers un microscope. Ces derniers points, mêlés à l’hermétisme du texte et à ses origines inconnues, ont permis de soulever les hypothèse les plus folles.
Si certains verront dans le manuscrit de Voynich le témoin d’un savoir secret et disparu, il est en général bien plus accepté de penser que l’ouvrage est une compilation de plusieurs autres livres. Ces livres seraient à usage médicinal – principalement pour les femmes – ou destinés aux apothicaires. Ainsi, la partie biologie/balnéothérapie rappelle fortement un livre paru 200 ans plus tôt, De Balneis Puteolanis, sur les vertus des thermes.
L’hypothèse d’un ouvrage alchimique a aussi été tenue, le livre ayant été possédé par un alchimiste et longtemps considéré comme une œuvre de Roger Bacon. Néanmoins, on n’y retrouve que trop peu le symbolisme lié à l’alchimie pour en faire le sujet principal du manuscrit.
Récemment, beaucoup d’encre virtuelle a coulé autour d’une « solution » au chiffrement du livre. Nicholas Gibbs, un chercheur en histoire, a proposé une solution de traduction il y a quelques mois au travers d’un article publié dans le supplément littéraire du Times. Cette découverte a suscité beaucoup de questionnement au niveau de sa crédibilité. En effet, Gibbs aurait tout d’abord manqué de rigueur dans son analyse du manuscrit, écartant des hypothèses qui faisaient consensus dans la communauté scientifique. Par la suite, l’article a directement été envoyé au supplément littéraire du Times, sapant toute revue par ses pairs. Enfin, les « traductions » proposées sont vagues et sujettes à interprétation. Cette récente « solution » au manuscrit a donc été écartée et le secret de son contenu reste encore aujourd’hui.
Auteur(s) ?
La création et la rédaction du manuscrit de Voynich ont pu être datées, le contenu a pu être interprété, mais son auteur reste son plus grand mystère.
On peut classer les auteurs potentiels dans trois catégories : les alchimistes, les scientifiques et les faussaires. Malheureusement, aucun auteur potentiel n’a vécu à la période de rédaction du manuscrit estimée plus haut. Les différentes hypothèses seront tout de même présentées.
Parmi les auteurs potentiels les plus talentueux, on retrouve Roger Bacon. Alchimiste, linguiste, philosophe et scientifique, on doit à Roger Bacon beaucoup de recherches et découvertes dans ces domaines. Roger Bacon a été persécuté et on pense fortement qu’il a caché son véritable nom sous ce pseudonyme. C’est donc assez naturellement que la majorité des livres dont l’auteur est inconnu et dont l’époque concorde lui est attribuée.
John Dee et Edward Kelley étaient deux alchimistes et faussaires du XVIe siècle. Ils auraient été à Prague lors de la vente initiale du manuscrit et pourraient en être les co-auteurs. Ils auraient alors pu être les fameux inconnus qui auraient vendu le manuscrit à l’empereur Rodolphe II, comme le racontait Jan Marci, le second propriétaire connu du livre.
Raphael Mnishovsky était un cryptographe ami de Marci qui aurait inventé une méthode de chiffrement inviolable. Il aurait alors écrit le manuscrit puis envoyé à Baresch pour tester l’efficacité de son chiffrement.
Enfin, Wilfrid Voynich lui-même fut suspecté d’avoir rédigé le manuscrit. En tant que marchand de livres anciens, il était tout à fait capable de produire un livre cryptique et l’attribuer à Roger Bacon par la suite pour en tirer une somme intéressante. Le manuscrit étant mentionné dans des lettres datant de plus de 300 ans avant sa découverte par Voynich, cette hypothèse peut être aisément écartée.
Faux, livre médicinal ou ouvrage alchimique, le manuscrit de Voynich a traversé les âges et son mystère avec. La seule chose dont on est sûr, c’est le fantasme et la fascination que provoque ce livre. À vous maintenant de vous faire une idée en attendant que le contenu soit déchiffré. Moi, j’aime particulièrement la conclusion de Randall Munroe, auteur de XKCD…
Caractéristiques
- Titre : Inconnu, appelé couramment Le Manuscrit de Voynich
- Auteur : Inconnu
- Type : Inconnu
- Date : Entre 1404 et 1438
- Pays : Inconnu
- Pages : 209 sans les pages manquantes.
- Statut : Domaine public.
Où se le procurer
Le manuscrit est mis en ligne par l’université de Yale et consultable suivant ce lien.
Bibliographie
- Wikipédia https://fr.wikipedia.org/wiki/Manuscrit_de_Voynich
- Épisode de Linguisticae sur le manuscrit https://www.youtube.com/watch?v=wnv8GWB7Zr4
- L’article de Nicholas Gibbs au supplément littéraire du Times https://www.the-tls.co.uk/articles/public/voynich-manuscript-solution/
- « So much for that Voynich manuscript ‘‘solution’’ » https://arstechnica.com/science/2017/09/experts-are-extremely-dubious-about-the-voynich-solution/
- Le manuscrit lui-même https://ia802608.us.archive.org/18/items/TheVoynichManuscript/Voynich_Manuscript.pdf
Crédit image
- Illustrations originales de Grieves pour Livres Interdits
- Strip XKCD https://xkcd.com/593/