En 1969 sort le Manuel du guérillero urbain. Écrit par le communiste brésilien Carlos Marighella, l’ouvrage constitue une sorte de guide pratique pour tout combattant révolutionnaire. Une œuvre au parcours houleux, qui a par la suite inspiré plus d’un groupe armé et chef militaire. Portrait de ce livre unique et de son auteur, trop peu connus hors des cercles militants…
Un guide pratique pour combattants
Le Manuel est un ouvrage à destination des combattants. Et ce, qu’ils soient révolutionnaires ou militaires à la botte des pires dictatures du globe. Car, et nous le verrons plus tard, l’ouvrage a connu une vie sous le signe du paradoxe.
Avant tout, il s’adressait très précisément aux brésiliens souhaitant renverser la dictature militaire en place depuis 1964 par le moyen de la lutte armée. L’auteur y indique que la lutte des classes mène indéniablement à la liquidation physique des chefs des forces armées et de la police.
Dans son manuel, Marighella y expose d’abord les principales qualités du guérillero dont la plus importante, d’après lui, est le sens de l’initiative : il est nécessaire, dans le cas où une opération armée tournerait mal, de savoir changer de plan. L’auteur précise que la lutte armée n’est pas un divertissement, qu’elle ne saurait se prendre à la légère. Si une seule de ces qualités devait manquer à l’appel, il vous est conseillé de renoncer à cette entreprise. Dans cet esprit, la lutte armée relève de l’action décentralisée et les faits d’armes des cellules de guérilla ne requièrent pas l’aval de du commandement général : il y a toujours des cibles à atteindre.
A côté des qualités du combattant, Marighella énumère les « talents » requis pour se battre. On y retrouve certains attendus, comme l’endurance, une bonne condition physique, mais aussi d’autres talents moins évidents : savoir piloter un avion et gouverner un bateau à voile, dessiner des cartes, connaître ses couleurs primaires (et en composer soi-même), imiter l’écriture d’autrui ou encore fabriquer des cachets. Plus loin, nous découvrons un chapitre nous révélant la caractéristique essentielle et vitale du combattant.
« La raison d’être du guérillero urbain, son action, sa survie, tout cela dépend de son art de bien tirer. Dans la guerre conventionnelle, le combat se fait à distance et avec des armes à longue portée. Dans la guérilla, c’est le contraire ; s’il ne tire pas le premier, il risque de perdre la vie. »
L’ouvrage comporte des aspects très techniques, dépassés aujourd’hui et peut-être obsolète à son époque dans certaines parties du globe. Par exemple, il nous est confié que la mitraillette idéale dont le guérillero puisse se servir est une INA, calibre .45. De même, son pistolet préféré sera le revolver 38 – à la limite 32.
Comme indiqué par l’auteur lui-même, le Manuel ne saurait s’appliquer tel quel à n’importe quelle lutte armée car il est avant tout un ouvrage pratique à destination des brésiliens ou des gens combattant dans le Brésil de la dictature. Il ne pourrait être transposé tel quel dans n’importe quelle région, pays ou continent car relevant de conditions socio-économique et matérialistes précises.
Un écrit lié au parcours de Marighella
Évoqué au début de notre article, Carlos Marighella est peut-être davantage connu dans les mouvements dits « contre-insurrectionnels » que chez les révolutionnaires eux-mêmes. Retour sur les éléments biographiques déterminants dans la vie de Carlos Marighella, surnommé à son époque le « géant d’ébène ».
Petit-fils d’esclaves – l’esclavage ne sera aboli au Brésil qu’en 1888 avec la loi Aurea – et fils d’un anarchiste italien, Marighella naît en 1911 dans la ville de Salvador de Bahia, au nord-est du Brésil. Il rejoint le Parti communiste du Brésil (PCB) à la fin des années 20 – 1928 ou 1929 selon les versions. Un temps attiré par une carrière d’ingénieur, il abandonne finalement ses études au bout de sa troisième année à l’école de Salvador pour se consacrer pleinement à son plus grand rêve : la révolution.
C’est dans ces circonstances qu’il rejoint la section du PCB de Sao Paulo où il y côtoie rapidement celui que tout le monde appelle le « Chevalier de l’espérance », Luis Carlos Prestes, alors secrétaire général du PCB. Revenu fraîchement d’un voyage en URSS, Prestes décide de mettre sur pied une insurrection militaire destinée à renverser le président Getulio Vargas. Arrivé au pouvoir par un coup d’État en octobre 1930, Vargas est l’homme fort de la bourgeoisie, des classes moyennes et des éleveurs. D’abord membre du gouvernement provisoire (qui dure toute de même quatre ans, de 1930 à 1934), il est finalement élu légalement président de la République au terme de cette période trouble.
Sous son règne, l’interdiction de l’Alliance Nationale Libératrice (ANL), opérant alors sous l’égide du PCB, précipite les projets révolutionnaires des communistes et de Prestes. La mutinerie militaire organisée par ce dernier, l’Intentona comunista, se déroule à la fin du mois de novembre 1935 en différents lieux du pays : Natal, Recife et Rio de Janeiro, capitale du pays à cette époque. Le soulèvement est très vite maîtrisé par le pouvoir et la répression exercée est féroce. Prestes est arrêté en mars 1936.
Marighella participe au soulèvement des militaires. Ce sont ses premiers faits d’armes et certainement pas ses derniers. Il est lui aussi arrêté dans le courant de mars 1936. Incarcéré, il est battu et torturé par ses geôliers. Il passera un an en détention. Dès sa sortie, il rejoint de nouveau la section pauliste du PCB. Les cadres lui demandent de purger le parti des éléments trotskystes : nous sommes alors en plein procès de Moscou. Marighella s’attelle à la tâche avec zèle, se faisant remarquer par ses supérieurs. À nouveau emprisonné en 1939, il fonde durant sa détention une université populaire, œuvre à l’alphabétisation des détenus illettrés et organise des compétitions sportives.
Rappel sur la dictature militaire au Brésil
Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale et durant les années qui suivent, les militaires brésiliens adoptent la doctrine de la sécurité nationale telle qu’elle fut formulé en 1947 par le Pentagone et le président américain de l’époque Harry Truman. L’armée brésilienne, caractérisée par un puissant anticommunisme depuis les années 1930 et la mutinerie militaire de Prestes, se sentit alors investi d’une mission : empêcher les communistes de prendre le pouvoir et, par extension, sauver le pays du désastre. Elle s’inspire, à cet effet, de la pensée de l’officier français Roger Trinquier, parachutiste ayant combattu au côté de Massu dans la bataille d’Alger, qui théorise l’existence d’un ennemi interne menaçant la paix contre lequel il faut mener une guerre préventive sans merci. La junte militaire brésilienne prend le pouvoir le 2 avril 1964 pour instaurer une dictature qui durera presque vingt ans.
Et en Europe ?
Le manuscrit du Manuel est transmis le 20 novembre 1969, soit quelques jours seulement après la mort de son auteur, aux éditions du Seuil. A cette époque, les éditions de la rue Jacob animent des collections très politisées et engagées dans la décolonisation : elles ont publié, entre autres, Peaux noires, masques blancs de Frantz Fanon. La traduction du Manuel est assurée par Conrad Detrez, un étudiant en théologie ayant renoncé à la prêtrise suite à sa rencontre avec des étudiants brésiliens à l’université de Louvain. Il émigra alors au Brésil, rejoignit l’Action populaire – un groupe de révolutionnaires catholiques – et participa à diverses actions de subversion.
En danger de mort après la prise de pouvoir des militaires, il retourne en Europe et se trouve à Paris lors des événements de mai 1968. Convoqué par un proche de Marighella, il se rend une nouvelle fois au Brésil pour faire une longue interview du guérillero qui durera cinq heures avant que ce dernier, seulement 24 heures plus tard, ne lui somme de quitter le pays rapidement, une nouvelle fois. C’est dans ces conditions que Detrez transmet le manuscrit de sa traduction du Manuel aux éditions du Seuil.
La première édition de l’ouvrage, tirée à moins de 6000 exemplaires, paraît en janvier 1970. Il succède à une première édition française, imprimée elle à La Havane par la Tricontinentale. En France, le Manuel fait l’objet d’une interdiction quasi immédiate. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Raymond Marcellin, publie un décret d’interdiction le 25 février de cette même année. Rapidement, un collectif de vingt-trois éditeurs d’horizons différents décide de la réimpression de l’ouvrage en vertu de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Face à une telle mobilisation de la profession, soutenue par le Syndicat national de l’édition, les pouvoirs publics abandonnent toute velléité de censure.
L’ouvrage sera réimprimé l’année suivante, puis disparaîtra lentement du circuit commercial pour être transmis dans des versions pirates, parfois tronquées, remodelant la traduction de Detrez.
Il connaîtra une certaine popularité dans quelques groupe armées européens, tels les Brigades rouges en Italie, la RAF en Allemagne de l’Ouest ou l’IRA en Irlande. Mais paradoxalement, ce sont surtout dans les milieux dits « contre-insurrectionnels » que l’ouvrage suscite un intérêt non dissimulé. Il deviendra le livre de chevet de militaires, y découvrant par ce biais les méthodes des révolutionnaires (devenus des éléments « insurrectionnels », voir à ce sujet la LQR d’Eric Hazan), pour ainsi mieux les contrer.
Cette postérité doit nous remémorer un épisode récent. En 2003, suivant l’entrée en guerre des membres de la coalition contre l’Irak, des officiers de l’État-major américain furent invités à se rendre au Pentagone pour une étrange soirée cinéma censée les préparer à l’occupation du pays et à prendre le dessous sur les « insurgés ». Ce soir-là, ils regardèrent un film italo-algérien réalisé par un communiste, primé par la Mostra de Venise en 1966 : La Bataille d’Alger.
Les éditions Libertalia
La présente édition, parue en 2009, est officiellement la quatrième publiée en France. Elle est l’œuvre des éditions Libertalia, paru dans sa collection « À boulets rouges ». Ces éditions publient des œuvres majeures de la pensée libertaire et antifasciste ainsi que la revue de réflexion sur la pédagogie et l’éducation« N’autre école ». À noter une préface inédite, fort intéressante, du sociologue Mathieu Rigouste.
Caractéristiques
Titre : Le manuel du guérillero
Auteurs : Carlos Marighella
Éditeur : Éditions Libertalia
Type : manuel de combat politique
Date : 1969
Pays : Brésil
Nombre de page : 160
Statut : Autorisé en France
Où se le procurer ?
Disponible en librairie aux éditions Libertalia
Photos :
© Éditions Libertalia
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