Depuis fin 2016, la loi ukrainienne interdit les livres faisant l’éloge de la Russie. Cette décision a suscité l’indignation des médias pro-russes comme Sputnik. Des cris à la censure, dissimulant celle effectuée par le Kremlin…

La guerre aux livres russes en Ukraine

Décembre 2016, le président ukrainien Petro Porochenko promulgue une loi interdisant tout livre faisant l’éloge du Kremlin et des opinions jugées totalitaires. Cette mesure constitue une nouvelle étape dans la guerre culturelle que se livrent Kiev et Moscou. Une guerre de l’information provoquée par le conflit sur l’appartenance territoriale de la Crimée et du Donbass.

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Cette loi fait également suite à une précédente censure mise en place en août 2015. Le Comité d’État de la télévision et radiodiffusion ukrainien dressa la liste de 38 livres russes désormais interdits d’importation en Ukraine. Une mesure arbitraire, sans vote ni décision de justice.
Le texte officiel stipule explicitement que cette décision vise à lutter contre la Russie et le séparatisme.

Ці заходи продиктовані необхідністю запобігти застосуванню Російською Федерацією проти громадян України методів інформаційної війни та дезінформації, розповсюдженню ідеології людиноненависництва, фашизму, ксенофобії і сепаратизму. Після аналізу книжкового ринку, продукції, яка потрапляє або може потрапити в українську торговельну мережу з Російської Федерації, складено список книг антиукраїнського спрямування.

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These measures dictated by the need to prevent the use of the Russian Federation against the citizens of Ukraine methods of information warfare and disinformation spread hate ideology, fascism, xenophobia and separatism. After analyzing the book market, products that enters or can enter the Ukrainian distribution network from the Russian Federation, compiled a list of books anti-Ukrainian orientation.

Parmi les ouvrages concernés, on trouve notamment Kiev, Kaput d’Edouard Limonov et Revanche eurasiatique de la Russie d’Alexandre Douguine.

De quoi traitent ces livres ?

Limonov et Douguine sont deux figures du mouvement national-bolchévique russe. Une branche du nationalisme révolutionnaire tentant d’allier communisme et nationalisme européen.

Ultra-nationaliste et Vieux-croyant (courant traditionnaliste de la religion orthodoxe), Douguine prône le développement de l’Eurasie. Ce bloc à cheval sur l’Europe et l’Asie constituerait pour lui une réponse de taille à la menace atlantiste. Un monde multipolaire dans lequel la Russie aurait un rôle majeur. Pour Douguine, la situation chaotique en Ukraine a été provoquée par les États-Unis pour déstabiliser l’Est et semer la zizanie entre ukrainiens et russes.

Limonov, lui, est un romancier fondateur du Parti national-bolchévique. Notamment auteur du Journal d’un raté, il a connu son heure de gloire en France dans les années 80. Mais son engagement au côté des serbes lors de la guerre de Bosnie-Herzégovine et son nationalisme sulfureux l’ont mis sur la touche. Dans Kiev, Kaput, Limonov revient sur le conflit russo-ukrainien et assure la défaite de Kiev. Pour lui, jamais le gouvernement de Porochenko ne pourra récupérer le Donbass et la Crimée. D’ailleurs, l’Ukraine n’est aux yeux de Limonov qu’un pays artificiel. Ses frontières auraient été dessinées au cours de l’Histoire en prélevant à coups de décrets administratifs des portions de la Russie, de la Pologne et de la Hongrie.

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Douguine et Limonov défendent l’idée d’une Ukraine tournée vers la Russie, participant au bloc eurasien qu’ils espèrent. Pour Douguine, Kiev pourrait même jouer un rôle majeur dans l’axe Paris-Berlin-Moscou. Un projet en totale opposition avec l’orientation atlantiste et pro-UE du gouvernement de Porochencko.

La promulgation de cette nouvelle loi fin 2016 a fait le tour des médias russes et occidentaux. Elle a notamment suscité l’indignation sur les sites d’information pro-russes comme Sputnik, RT ou encore Civilwarineurope.com. Mais si le gouvernement de Porochenko nuit clairement à la liberté d’expression avec ces livres interdits, la Russie de Poutine n’est pas en reste.

Censure de Kiev VS censure de Moscou

En Russie, pas de loi sur les livres « anti-russes ». Mais une liste noire existe bel et bien. Au nom de la lutte contre les activités extrémistes, le ministère fédéral de la justice répertorie plusieurs milliers de documents interdits. Une liste facilement consultable sur le site du ministère.

Cet Index moscovite n’inclut pas seulement des livres, mais aussi des brochures, des journaux, des posts sur les réseaux sociaux ou encore des DVD. Il rassemble un pêle-mêle de documents sur les témoins de Jéhovah, Staline, des textes jihadistes, etc.

En cherchant un peu, on trouve quelques contenus en lien avec l’Ukraine et le conflit actuel. Des posts sur le réseau social VKontakte à la gloire du Bataillon Azov (milice néo-nazie ukrainienne) et des images anti-russes sont ainsi bannis.

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Le récurrent motif de la protection de la jeunesse

À la mise au pilori des contenus jugés extrémistes, s’ajoute l’interdiction de ceux contraires aux bonnes mœurs.

Car en plus de la liste noire du ministère de la justice, s’ajoute celle du Roskomnadzor, Service fédéral de supervision des communications, des technologies de l’information et des médias de masse. Cette autorité veille à l’absence de contenus illégaux ou indécents dans les médias.

« Si vous ne propagez pas l’extrémisme, si vous ne jurez pas, n’écrivez pas sur les bienfaits des drogues ou sur la beauté du suicide et ne mettez pas de la pédopornographie dans vos articles, Roskomnadzor n’aura aucune raison de vous punir. »

Alexander Zharov – Responsable de Roskomnadzor

Une intention bien respectable en surface, qui mène en réalité à l’interdiction de contenus tout autres. C’est notamment le cas d’ouvrages en lien avec l’homosexualité. En décembre 2016, un épisode du comic en ligne Overwatch (basé sur le jeu vidéo de Blizzard) a été censuré à sa sortie.

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Cet opus évoque l’homosexualité de Tracer, l’héroïne. Les internautes ont dû se contenter de l’inscription « En accord avec les lois russes, nous ne pouvons partager ce comic avec nos joueurs sur le territoire de la Fédération de Russie » affichée sur la version russe du site d’Overwatch.

Une interdiction décrétée au nom de la protection de la jeunesse. Comme en Lituanie, l’homosexualité constitue un sujet tabou en Russie. L’évoquer en présence de mineurs peut mener à une sévère répression.

Une indignation de façade

En temps de guerre, la dénonciation d’une censure s’avère toujours biaisée. Les partisans des uns critiquent les procédés des autres, et ce sans contester l’emploi des mêmes méthodes dans leur propre camps. Dans le cas du conflit russo-ukrainien, dénoncer les livres interdits par Kiev en occultant la liste dressée par Moscou ne peut être considéré comme une négligence.

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Reporters sans frontières, Amnesty International, etc. De nombreuses ONG ont déjà dénoncé la censure et le bâillonnement de l’opposition effectué en Russie.

Mais cette situation convient bien aux tenanciers de la blogosphère pro-russe. Soutenir le Kremlin, c’est vouloir un pouvoir fort, où la liberté d’expression est à géométrie variable. « Non à la censure ! Mais seulement pour les partisans de la Novorossia ! » Dans ces conditions, dénoncer les agissements de Kiev ressort purement et simplement de la malhonnêteté intellectuelle. Leurs articles sur ce sujet relèvent plus de la propagande que de la réelle investigation journalistique.
La liberté d’expression ne peut être fluctuante. La défendre, c’est la souhaiter pour les siens, mais aussi pour ses adversaires. Bref, on ne ressortira pas l’éternelle phrase attribuée à Voltaire… Méfiance vis à vis de l’indignation sélective…

Sources :

Photos :
© Amnesty International
© Blizzard
Sasha Maksymenko CC BY